Pendant une vingtaine d’années, la construction et la gestion de l’Europe s’est faite dans le cadre de l’Union européenne (UE) qui a remplacé en 1992 le précédent appelé Communauté européenne.
L’UE : des avancées, des limites et un grand échec
Dans le cadre de l’UE née du Traité de Maastricht, la Commission européenne s’est considérablement renforcée, ses budgets ont augmenté, l’Europe s’est élargie, les pouvoirs sont massivement passés du niveau des Etats au niveau européen, l’intégration s’est approfondie en matière économique.
Mais l’échec patent de l’UE, aux conséquences graves on le voit aujourd’hui, c’est de n’avoir pas su/ voulu mettre en œuvre l’intégration politique qui aurait du accompagner ce transfert de pouvoir des Etats démocratiques vers l’Europe non-démocratique. Les responsables de cet échec sont aussi bien les Etats que le niveau européen, les premiers satisfaits de garder l’apparence du pouvoir, le second de pouvoir l’exercer sans être dérangé.
Un facteur important ayant permis ce déni de démocratie à un projet qui ne tendait qu’à cela jusqu’en 19891, c’est l’influence du Royaume-Uni sur l’Europe pendant vingt ans, à partir des années Thatcher et de la chute du Mur de Berlin, avec pour objectif d’affaiblir politiquement l’Europe par et en faveur de l’élargissement à marches forcées d’un vaste marché commun.
L’Euro, un nouveau pas est franchi en matière d’intégration
Sans l’Euro, tout irait bien pour les promoteurs de cette Europe bancale constituée d’une zone de libre-échange, d’états rendus impuissants par le transfert de compétence au niveau européen et d’un niveau européen technocratique hors contrôle démocratique.
L’Euro, par la nouvelle étape d’intégration qu’il a fait franchir aux pays le partageant, est de facto devenu le moteur de transition vers une Europe politique et démocratique qu’il nous faut absolument construire pour ré-articuler démocratiquement les systèmes de prise de décision perdus par le niveau national et récupérer de l’efficacité d’action.
Bien sûr, certains croient plus simple de casser l’Europe ou l’Euro. C’est oublier que l’histoire ne repasse pas les plats et que la seule et unique possibilité, c’est d’assumer le passé dans ses avancées et dans ses échecs, et d’aller de l’avant.
Acter lucidement la donne européenne en ce début de XXI° siècle
En matière d’Europe, aller de l’avant, cela commence par acter trois situations :
. le fait que les Etats-Membres ont abandonné leurs pouvoirs sciemment, constructivement et pour de bonnes raisons, à savoir qu’individuellement les pays composant l’Europe perdraient inévitablement toute capacité d’influence dans un monde composé de titans tels que Etats-Unis, Chine, Inde, Russie, Brésil, etc… Entre être balayé de l’histoire et s’unir, ils ont choisi de s’unir. Et cette expérience unique d’intégration est essentiellement un succès puisqu’elle est suivie par tout un tas d’autres régions composées elles aussi de petits pays, puisqu’aujourd’hui l’Europe est la première puissance commerciale au monde, et que face à l’attaque spéculative majeure qu’elle a subie en 2009 contre sa monnaie, elle a tenu bon (ce que le Royaume-Uni n’avait pas réussi à faire en 19922).
. le fait que le cadre UE, en raison de son essoufflement stratégique, est aujourd’hui en pleine décomposition : Angleterre sur le départ, accords de Schengen en pleine remise en question, accords de libre-échange en perdition avec l’Ukraine, l’Arménie, l’Inde, etc.. l’UE est le support de tout ce qui fait détester l’Europe à ses citoyens : incessantes tentatives de s’élargir à la Turquie malgré l’évidence de l’impopularité du projet de part et d’autres des opinions concernées ; acharnement à vouloir signer avec les Etats-Unis un accord de partenariat dont personne ne veut (pas plus les Européens que les Américains, pas plus les citoyens que les acteurs économiques… si l’on excepte quelques puissants groupes) ; blanc-seing donné à quelques puissances économiques foncièrement impopulaires, comme Monsanto, Philip Morris, etc…
. le fait qu’un nouveau « souverain » est né en 2002, l’Euroland. C’est peut-être la première fois dans l’histoire qu’une monnaie voit le jour avant son entité souveraine… Quoiqu’il en soit, d’une part, les pays et les citoyens qui partagent cette monnaie sont désormais aussi liés que le sont les Italiens entre eux, les Allemands entre eux, etc… D’autre part, un embryon de cadre institutionnel existe déjà, chapeautant notre monnaie commune : constitué inévitablement et uniquement de sa banque centrale (la BCE) au début, la crise a obligé les états de la zone Euro et les services concernés de la Commission européenne à s’organiser plus avant, créant de nouveaux mécanismes comme le Sommet de la Zone Euro, l’Eurogroupe, ou encore le MES (Mécanisme Européen de Stabilité).
Où va l’Europe ?
Compte tenu de ces trois évolutions consommées de l’Europe au XXIème siècle, on voit plus clairement la voie à suivre pour sortir l’Europe de la crise politique et opérationnelle dans laquelle elle s’enfonce chaque jour davantage.
Or il est important d’identifier la bonne piste le plus vite possible car lorsqu’une entité de près de 500 millions de citoyens commence à se taper la tête contre les murs en quête d’issue faute de responsables capables de montrer la voie, les plus grandes catastrophes peuvent voir le jour. Et c’est exactement à cette étape que nous en sommes actuellement :
. il y a tout d’abord, les « remonteurs de temps », ceux qui pensent qu’il suffit de recommencer à zéro : on arrête l’Euro ou l’Europe, les Etats récupèrent leurs pouvoirs, les Etats-Unis redeviennent une bonne puissance, la Russie redisparait derrière son rideau de fer, les immigrés rentrent chez eux, la Chine se rendort, De Gaulle revient au pouvoir… et tout ira forcément bien… C’est vrai que c’est tentant… mais c’est surtout totalement fallacieux.
. il y a aussi les « inconditionnels de l’UE », ceux qui, confondant l’homme et la monture, affirment que l’Europe doit être sauvée coûte que coûte et que sauver l’Europe, c’est sauver l’UE… niant toutes les responsabilités de ce cadre dans la débâcle actuelle, niant la débâcle elle-même, niant le caractère irrécupérable de deux décennies perdues en matière d’intégration politique, temps perdu dont ils sont généralement les premiers responsables. Ceux-là n’attaquent pas l’Europe en général, bien sûr, mais ils ont commencé à attaquer l’Euro en particulier car ils ont compris que c’était lui le danger pour eux, le concurrent. Ainsi appellent-ils au retour des monnaies nationales3, ils (le Parlement européen) enquêtent sur le problème de légitimité démocratique des décisions prises par l’Eurogroupe (la faute à qui ?)… tout cela pour la plus grande joie des « remonteurs de temps ».
. et puis, il y a les « européens progressistes », les moins nombreux mais comme ils ont la seule solution saine et viable, ils ont l’avenir devant eux, la question étant « simplement » : à quels errements devront-ils assister avant que leur solution n’apparaisse finalement à tous comme l’évidence qu’elle est ? Ceux-là savent que le défi, somme toute assez simple, consiste à prendre acte de ce nouveau cadre opérationnel et souverain qu’est l’Euroland, de son efficacité opérationnelle et de ses limites politiques, et à inaugurer l’étape d’intégration politique de l’Europe sur la base de l’embryon institutionnel de l’Euroland, avec articulation démocratique inscrite en lettres d’or au cahier des charges du projet.
Une Europe démocratique via la démocratisation de l’Euroland
Démocratiser l’UE ? Nous4 nous y sommes employés pendant plus de vingt ans… en vain. Trop d’intérêts et de contre-intérêts en jeu, trop d’existant… jusqu’à ce Parlement européen qui, se croyant le garant de la démocratie européenne, nie par là même la valeur de toute entreprise de démocratisation réelle.
Démocratiser l’Euroland ? Rien de plus simple, tout est à construire : les Eurolandais, contrairement aux autres membres de l’UE, sont dans un besoin vital d’apporter des solutions aux problèmes de leur monnaie commune ; cet embryon institutionnel eurolandais s’y emploie mais en dehors de tout mandat démocratique ; il s’agit donc de mettre en place un système électoral trans-Euroland destiné à faire élire par les Eurolandais un organe exécutif/législatif (rattaché ou non au Parlement européen) de l’Euroland responsable devant ses électeurs ; ce système électoral doit fonctionner sur la base d’une circonscription unique et de partis trans-Euroland capables de porter des orientations stratégiques représentatives des différents courants d’opinion de la population eurolandaise ; l’horizon 2019 pour la tenue d’une telle élection est réaliste, sachant que d’ici là l’Euroland ne sera pas loin de regrouper les pays de l’UE actuelle.
Un tel Euroland, connectant par un mécanisme démocratique classique décideurs et citoyens, fournira enfin les conditions pour une Europe relégitimée, progressant suivant les lignes directrices générales souhaitées par la majorité des Européens… une Europe qui pourrait rendre hors-la-loi Monsanto et les OGM une fois pour toutes, biffer d’un trait tout projet d’élargissement non voulu, doser des plans d’austérité/croissance raisonnés et concertés, adopter la taxe Tobin sans sourciller… bref une Europe qui devient la solution aux problèmes européens au lieu d’en apparaître comme la cause… une Europe qui ressemble aux Européens.
Vers une Europe réconciliée avec ses citoyens
C’est dans ce nouveau projet que nous plaçons désormais notre énergie en lançant le groupe de travail « Euroland Gouvernance 2020 » ainsi qu’un réseau de partenaires déjà composé de LEAP, Newropeans et AAFB5 :
. faire connaître cette piste de solution que médias et politiques peinent à voir,
. contribuer à la réflexion sur l’élaboration de ce nouvel étage de la fusée Europe,
. et s’assurer que la démocratie est bien eu programme de la construction.
Car cette démocratie que nous appelons de nos vœux dans le sillage laissé par Franck Biancheri, nous ne la réclamons pas seulement en tant que citoyens, comme un cadeau désintéressé que doivent nous faire les décideurs pour des raisons morales, culturelles ou historiques ; nous la réclamons parce qu’elle est l’outil, le levier, le poids politique permettant d’enclencher les grandes avancées historiques des temps modernes. Aujourd’hui, l’Europe ne peut plus se contenter d’avancer sur les rails posés par ses Pères et la génération juste après : ces rails-là s’enfoncent dans les sables des dernières étapes d’intégration. De nouveaux doivent être posés, et cela est le travail de ces hommes et femmes visionnaires qui ne manquent pas d’apparaître en temps de crise. Ceux-là savent qu’ils ont besoin des Européens pour mettre en place l’Europe viable et pérenne du XXIème siècle, comme Franck Biancheri a vu en 1986 qu’il fallait les étudiants pour mettre en place un programme comme Erasmus6.
Même s’ils ne le savent pas toujours encore, ces hommes et ces femmes visionnaires sont donc déjà à nos côtés.
Marie-Hélène Caillol
présidente du Laboratoire Européen d'Anticipation Politique (LEAP2020)
————
Notes :
1 Le programme ERAMUS, lancé en 1986, voulu par les chefs d’état et de gouvernement, est la preuve de cette intention qui dominait jusqu’en 1989 de créer les conditions d’émergence de citoyens européens dans le but de construire une Europe politique et démocratique.
2 Lorsque Georges Soros fit sauter la Banque d’Angleterre.
3 Lorsque vous en tenez un qui vous dit cela (ex. François Heisbourg), demandez-lui comment on va s’y prendre, combien cela va coûter, combien de temps cela va prendre, que va-t-il se passer pendant ce temps, quelles avancées il espère de ce retour en arrière, et quels risques on doit anticiper…
4 « Nous » héritiers de Franck Biancheri qui depuis 1985 et la création par lui de la première association d’Etudiants européens, AEGEE-Europe, jusqu’à sa mort prématurée le 30 octobre 2012 à l’âge de 51 ans, n’a cessé de se battre par tous les moyens possibles à cette fin de démocratisation européenne.
5 L’AAFB est l’Association des Amis de Franck Biancheri, créée suite à son décès le 30 octobre 2012, dans le but de mieux faire connaître de l’immense travail qu’il mena inlassablement durant 25 ans au service de la démocratisation de l’Europe. Dès 1996, Franck Biancheri avait compris que l’arrivée de l’Euro allait donner à nouveau prise à l’intégration politique de l’Europe ; et en 2008-9, il lançait le projet de démocratisation de l’Euroland via le parti politique Newropeans qu’il avait créé en 2005. C’est ce projet que nous reprenons aujourd’hui à notre compte.
6 Sans AEGEE-Europe qu’il avait fondé un an plus tôt, ce programme voulu par les chefs d’Etat était en train d’être enterré en 1986 par les ministères nationaux.