Cette année, nous célébrons le 25° anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Mais nous avons une bien triste manière de célébrer l’un des rares événements positifs dont l’Histoire nous a gratifiés : nous sommes en train de reconstruire ce Mur.
En sombrant dans le cynisme, on pourrait se demander si ces 25 années n’ont pas simplement été une étape de la Guerre Froide, dont l’objet était de faire croire à une trêve pour récupérer des territoires sur l’Ennemi.
La réalité est plus banale sans doute : en 25 ans, l’Europe qui est née de 1989 n’a pas su devenir adulte, sortir de son laboratoire, transformer cette opportunité d’indépendance, assumer ses responsabilités, se tourner résolument vers le monde.
Pour cela, il aurait fallu aller jusqu’au bout de l’acte libératoire et mettre fin à tous ces outils de la guerre froide (OTAN, domination politique US, etc…) qui n’avaient de sens que dans la configuration antérieure et qui tentent maintenant de récréer les circonstances justifiant le prolongement au-delà de toute raison de leur existence.
Il est vrai que l’Europe était bien à l’abri entre son Mur à l’Est et son parapluie à l’Ouest. Et ce vaste monde multipolaire qui se dessine à l’horizon est bien effrayant. Alors la tentation est forte pour certains de retourner vers le bon vieux temps du cocon des débuts de l’aventure… et l’avantage pour d’autres particulièrement évident.
Mais la marche-arrière ne fait pas partie des options de l’Histoire, n’en déplaise aux nostalgiques de leur jeunesse qui peuplent les cercles politiques européens ces temps-ci. Et la reconstruction du Mur fait courir un risque mortel à l’Europe et au monde.
Cette Europe née des décombres du Mur de Berlin a eu pour caractéristique d’être emmenée par trois puissances européennes : l’Angleterre, qui ne faisait pas partie du groupe des fondateurs et qui a quasiment exclusivement agi en tant que faux-nez des Etats-Unis et frein à l’émergence d’une vraie puissance continentale ; l’Allemagne, paralysée politiquement par une culpabilité abondamment entretenue par le camp occidental réuni autour de cette grande cause humanitaire ; et la France, neutralisée par son souci de faire la « moderne » en jetant aux orties tous les principes d’indépendance continentale hérités du gaullisme en faveur d’une anglophilie militante qui culminera avec l’ère Sarkozy.
Cette combinaison désastreuse a abouti à une impressionnante série d’échecs en matière de gestion du continent dont le plus emblématique est l’abandon du projet d’union politique, cause de tous les autres échecs : politique de voisinage ratée (dont l’Ukraine est bien sûr l’exemple le plus éloquent), élargissement raté (20% de participation aux élections européennes en Tchéquie en 2014), sortie de l’OTAN ratée (ainsi bien sûr que son remplacement par une Europe de la défense), adaptation du système institutionnel aux réalités post-Maastricht ratée (échec du projet de réforme de la gouvernance en 2001), rapprochement des dynamiques d’avenir liées aux BRICS raté (à quand un sommet Euro-BRICS ?), démocratisation de l’Europe ratée, etc… la liste est longue malheureusement.
La « bonne » nouvelle (c’est bien triste à dire quand on est français… ou allemand ou anglais), c’est qu’en cette année 2014, force est de constater que ces trois puissances sont de facto en train de passer la main : le départ du Royaume-Uni, la marginalisation de la France et l’isolement de l’Allemagne sont les événements concomitants de cette première moitié de l’année 2014.
Le départ du Royaume-Uni, bien que non encore établi dans les livres d’Histoire, est pourtant déjà une réalité : l’Angleterre ne cherche plus à embêter l’Europe (comme dans l’affaire Juncker) que par habitude, par réflexe, mais elle a déjà les yeux tournés vers d’autres maîtres (la Chine notamment, qui utilise désormais la City comme plateforme off-shore de ses transactions en Yuans) qui ne lui demandent pas ceux-là, pour le moment, de saboter les efforts du continent à s’organiser souverainement.
La marginalisation de la France est le résultat des 25% de Marine Le Pen. Et bien sûr l’isolement résultant de tout cela pour l’Allemagne qui, aussi puissante économiquement soit-elle, ne peut se permettre de gouverner seule l’Europe sans exacerber des sentiments anti-européens et anti-allemands dans le même mouvement.
Face à cet effondrement de toute capacité d’action politique européenne, parallèle de surcroît à une explosion de la défiance vis-à-vis d’une administration bruxelloise hors de tout contrôle européen, le reste de l’Europe est face à un dilemme : se laisser aller, s’abandonner à la tutelle politique et militaire américaine et son cortège de lobbies, abdiquer toute ambition à l’auto-détermination, retourner aux petites affaires nationales et laisser les « grands » (la Chine et les Etats-Unis désormais) diriger nos affaires… en attendant qu’ils se fassent la guerre… sur notre territoire sans doute.
Ou bien trouver dans tout cet étalage d’échecs l’énergie créatrice du sursaut.
L’optimisme de la volonté nous oblige à anticiper deux formes de sursaut.
D’une part, la mobilisation des Petits et Moyens Pays européens. Ces pays, qui ont trop longtemps laissé les « gros » gouverner tous seuls, découvrent maintenant que leurs intérêts ne sont plus défendus par eux. Pendant longtemps, ces pays ont surtout été occupés à se plaindre de l’Euroscepticisme anglais qui en fait arrangeait bien leurs propres réticences à l’encontre d’une intégration plus poussée, de la domination économique de l’Allemagne qui leur permettait pourtant de vendre à bon prix leurs bons du trésor, et de l’anti-américanisme français qui rassurait en fait leurs sentiments protectionnistes. Désormais, ils n’ont plus à se plaindre de l’ingérence de ces pays ; au contraire… Ils se voient même obligés à jouer leur rôle plein et entier dans le concert européen.
C’est ainsi qu’on entend la Tchéquie et la Slovaquie exprimer haut et fort leur refus de voir les forces militaires américaines s’installer sur leur territoire (parce que la France ne dit rien), l’Autriche et la Bulgarie s’insurger contre les pressions américaines de détournement du pipeline Southstream (parce que l’Allemagne ne dit rien), les Pays-Bas abandonner en pleine course leur allié atavique anglais dans l’affaire Juncker (parce que l’Angleterre est déconnectée), … bref les PMP européens prennent leur destin en main, ils le font en tant qu’Européens, ils rajoutent désormais leur voix de manière significative aux orientations de la destinée commune européenne. Et ce faisant, l’Europe revit !
D’autre part, la mobilisation des citoyens européens. L’Europe des Nations, même renforcée par les PMP, ne fera jamais seule une Europe démocratique, une Europe des peuples. Et si la perte d’influence des trois gros pays (UK, DE, FR) peut être compensée par les PMP, l’absence de légitimité des institutions européennes ne se résoudra que par un sursaut commun des citoyens de l’Europe.
Les temps sont mûrs pour ces prises de conscience, cette compréhension des problématiques, et l’invention des solutions. Mais les premières pierres du nouveau Mur ont déjà été posées. Il n’y a pas de temps à perdre pour les retirer et couler l’asphalte des routes d’un avenir ouvert.
Marie-Hélène Caillol
Leap/E2020
En sombrant dans le cynisme, on pourrait se demander si ces 25 années n’ont pas simplement été une étape de la Guerre Froide, dont l’objet était de faire croire à une trêve pour récupérer des territoires sur l’Ennemi.
La réalité est plus banale sans doute : en 25 ans, l’Europe qui est née de 1989 n’a pas su devenir adulte, sortir de son laboratoire, transformer cette opportunité d’indépendance, assumer ses responsabilités, se tourner résolument vers le monde.
Pour cela, il aurait fallu aller jusqu’au bout de l’acte libératoire et mettre fin à tous ces outils de la guerre froide (OTAN, domination politique US, etc…) qui n’avaient de sens que dans la configuration antérieure et qui tentent maintenant de récréer les circonstances justifiant le prolongement au-delà de toute raison de leur existence.
Il est vrai que l’Europe était bien à l’abri entre son Mur à l’Est et son parapluie à l’Ouest. Et ce vaste monde multipolaire qui se dessine à l’horizon est bien effrayant. Alors la tentation est forte pour certains de retourner vers le bon vieux temps du cocon des débuts de l’aventure… et l’avantage pour d’autres particulièrement évident.
Mais la marche-arrière ne fait pas partie des options de l’Histoire, n’en déplaise aux nostalgiques de leur jeunesse qui peuplent les cercles politiques européens ces temps-ci. Et la reconstruction du Mur fait courir un risque mortel à l’Europe et au monde.
Cette Europe née des décombres du Mur de Berlin a eu pour caractéristique d’être emmenée par trois puissances européennes : l’Angleterre, qui ne faisait pas partie du groupe des fondateurs et qui a quasiment exclusivement agi en tant que faux-nez des Etats-Unis et frein à l’émergence d’une vraie puissance continentale ; l’Allemagne, paralysée politiquement par une culpabilité abondamment entretenue par le camp occidental réuni autour de cette grande cause humanitaire ; et la France, neutralisée par son souci de faire la « moderne » en jetant aux orties tous les principes d’indépendance continentale hérités du gaullisme en faveur d’une anglophilie militante qui culminera avec l’ère Sarkozy.
Cette combinaison désastreuse a abouti à une impressionnante série d’échecs en matière de gestion du continent dont le plus emblématique est l’abandon du projet d’union politique, cause de tous les autres échecs : politique de voisinage ratée (dont l’Ukraine est bien sûr l’exemple le plus éloquent), élargissement raté (20% de participation aux élections européennes en Tchéquie en 2014), sortie de l’OTAN ratée (ainsi bien sûr que son remplacement par une Europe de la défense), adaptation du système institutionnel aux réalités post-Maastricht ratée (échec du projet de réforme de la gouvernance en 2001), rapprochement des dynamiques d’avenir liées aux BRICS raté (à quand un sommet Euro-BRICS ?), démocratisation de l’Europe ratée, etc… la liste est longue malheureusement.
La « bonne » nouvelle (c’est bien triste à dire quand on est français… ou allemand ou anglais), c’est qu’en cette année 2014, force est de constater que ces trois puissances sont de facto en train de passer la main : le départ du Royaume-Uni, la marginalisation de la France et l’isolement de l’Allemagne sont les événements concomitants de cette première moitié de l’année 2014.
Le départ du Royaume-Uni, bien que non encore établi dans les livres d’Histoire, est pourtant déjà une réalité : l’Angleterre ne cherche plus à embêter l’Europe (comme dans l’affaire Juncker) que par habitude, par réflexe, mais elle a déjà les yeux tournés vers d’autres maîtres (la Chine notamment, qui utilise désormais la City comme plateforme off-shore de ses transactions en Yuans) qui ne lui demandent pas ceux-là, pour le moment, de saboter les efforts du continent à s’organiser souverainement.
La marginalisation de la France est le résultat des 25% de Marine Le Pen. Et bien sûr l’isolement résultant de tout cela pour l’Allemagne qui, aussi puissante économiquement soit-elle, ne peut se permettre de gouverner seule l’Europe sans exacerber des sentiments anti-européens et anti-allemands dans le même mouvement.
Face à cet effondrement de toute capacité d’action politique européenne, parallèle de surcroît à une explosion de la défiance vis-à-vis d’une administration bruxelloise hors de tout contrôle européen, le reste de l’Europe est face à un dilemme : se laisser aller, s’abandonner à la tutelle politique et militaire américaine et son cortège de lobbies, abdiquer toute ambition à l’auto-détermination, retourner aux petites affaires nationales et laisser les « grands » (la Chine et les Etats-Unis désormais) diriger nos affaires… en attendant qu’ils se fassent la guerre… sur notre territoire sans doute.
Ou bien trouver dans tout cet étalage d’échecs l’énergie créatrice du sursaut.
L’optimisme de la volonté nous oblige à anticiper deux formes de sursaut.
D’une part, la mobilisation des Petits et Moyens Pays européens. Ces pays, qui ont trop longtemps laissé les « gros » gouverner tous seuls, découvrent maintenant que leurs intérêts ne sont plus défendus par eux. Pendant longtemps, ces pays ont surtout été occupés à se plaindre de l’Euroscepticisme anglais qui en fait arrangeait bien leurs propres réticences à l’encontre d’une intégration plus poussée, de la domination économique de l’Allemagne qui leur permettait pourtant de vendre à bon prix leurs bons du trésor, et de l’anti-américanisme français qui rassurait en fait leurs sentiments protectionnistes. Désormais, ils n’ont plus à se plaindre de l’ingérence de ces pays ; au contraire… Ils se voient même obligés à jouer leur rôle plein et entier dans le concert européen.
C’est ainsi qu’on entend la Tchéquie et la Slovaquie exprimer haut et fort leur refus de voir les forces militaires américaines s’installer sur leur territoire (parce que la France ne dit rien), l’Autriche et la Bulgarie s’insurger contre les pressions américaines de détournement du pipeline Southstream (parce que l’Allemagne ne dit rien), les Pays-Bas abandonner en pleine course leur allié atavique anglais dans l’affaire Juncker (parce que l’Angleterre est déconnectée), … bref les PMP européens prennent leur destin en main, ils le font en tant qu’Européens, ils rajoutent désormais leur voix de manière significative aux orientations de la destinée commune européenne. Et ce faisant, l’Europe revit !
D’autre part, la mobilisation des citoyens européens. L’Europe des Nations, même renforcée par les PMP, ne fera jamais seule une Europe démocratique, une Europe des peuples. Et si la perte d’influence des trois gros pays (UK, DE, FR) peut être compensée par les PMP, l’absence de légitimité des institutions européennes ne se résoudra que par un sursaut commun des citoyens de l’Europe.
Les temps sont mûrs pour ces prises de conscience, cette compréhension des problématiques, et l’invention des solutions. Mais les premières pierres du nouveau Mur ont déjà été posées. Il n’y a pas de temps à perdre pour les retirer et couler l’asphalte des routes d’un avenir ouvert.
Marie-Hélène Caillol
Leap/E2020
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